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Marc Ferro – Ils étaient sept hommes en guerre

Directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) et spécialiste de l’URSS, de l’histoire du cinéma et de Pétain, Marc Ferro a longtemps animé « Histoire parallèle », émission diffusée sur Arte. Il vient de publier en 2007 Ils étaient sept hommes en guerre. Dans cet ouvrage, l’auteur observe la Seconde Guerre mondiale à travers le regard de chacun des sept protagonistes en confrontant leur point de vue.

Marc Ferro, Ils étaient sept hommes en guerre, Histoire parallèle, Robert Laffont

Axe & Alliés : Dans votre ouvrage, Ils étaient 7 hommes en guerre, vous prenez le parti d’étudier la Seconde Guerre mondiale en confrontant les points de vue de 7 protagonistes : de Gaulle, Churchill, Hitler, Hiro-Hito, Staline, Mussolini et Chiang Kai-chek. Pourquoi avoir choisi cette démarche centrée sur les grands personnages ?

Marc Ferro : On n’avait jamais porté un regard simultané sur les grands protagonistes de l’Histoire. Des études ont été faites sur l’Histoire évènementielle classique mais sans jamais montrer les jeux d’échec et les stratégies entre les différentes personnalités, les leaders politiques ou les chefs militaires. J’ai étudié dans un précédent ouvrage, Les individus face aux crises du XXe siècle, les comportements des individus face aux crises, des gens pris dans la tourmente de l’Histoire, comment ils ont été saisis par l’Histoire. C’est l’Histoire anonyme, l’envers d’une même problématique à travers différentes crises (la montée du nazisme, les révolutions, la décolonisation, les crises économiques…). Dans le cas de Ils étaient 7 hommes en guerre, une seule crise est étudiée, la Seconde Guerre mondiale. Après l’Histoire vue d’en bas, c’est l’Histoire vue d’en haut qui permet de saisir les psychologies, les stratégies et les comportements de ceux qui mènent les événements.

A & A : Le thème du « ressentiment » est très présent dans vos analyses. Peut-on dire que « Vichy » est in fine une « révolution du ressentiment » ?

MF : Vichy porte en lui le ressentiment de ses dirigeants. C’est l’esprit de revanche face à la crise du 6 février 1934 durant laquelle les hommes du premier Vichy ont été humiliés par l’échec de leur tentative de régénération de la République. C’est une revanche type où chacun des protagonistes (Pétain, Laval…) a des comptes à régler. C’est le ressentiment individuel d’hommes comme Marcel Déat qui est le cas le plus extrême. Il était un « super-laïc » et il meurt en exil dans un monastère. C’était un pacifiste convaincu qui ne voulait pas « mourir pour Dantzig » en 1939-1940 et il est l’un des premiers à vouloir la Légion de volontaires français contre le bolchevisme en 1941. C’est un homme de contradictions.
Les classes populaires en veulent à ceux qui portent, selon elles, la responsabilité de la guerre et donc de la défaite, c’est-à-dire le Front populaire. Mais les historiens ont bien montré que ce n’est pas la faute du Front populaire si le front est percé en Belgique en mai 1940.

A & A : Dans Ils étaient 7 hommes en guerre, vous dites que pour les Français, l’ennemi principal reste l’Allemagne. Comment expliquer le comportement de Pétain en mai puis en juin 1940 alors qu’il se situe dans le droit fil de cette pensée ? Ce comportement n’est-il pas l’aveu d’une volonté opportuniste de bâtir une « nouvelle France » ?

MF : Ce ressentiment est marqué par le vœu de la revanche contre la faillite de la IIIe République mais dans un contexte de haine envers l’Allemagne. Lors de l’association de Montoire qui scelle véritablement la politique de collaboration, Pétain est convaincu que l’Allemagne sera irréversiblement victorieuse. Il veut placer la France dans un système géré par l’Allemagne. Son vœu secret est de pouvoir instaurer un régime traditionaliste. Mais, comme les neuf dixième des Français, son diagnostic est faux. Il enfonce la France dans la collaboration avec le nazisme alors qu’il hait sincèrement les Allemands. C’est l’Allemand qu’il stigmatise et non le nazi. Il fait une erreur de jugement sur l’issue de la guerre ce qui conduira aux défaillances et aux crimes que l’on sait.

A & A : On peut lire dans votre ouvrage une interview dans laquelle le chef de la France libre accuse le Premier britannique de garder des rapports ambiguës avec Vichy. Churchill mène-t-il un double jeu vis-à-vis de Vichy ? Quels en sont les enjeux politiques ?

MF : Churchill veut gagner la guerre qui, en juin 1940, lui semble perdue. Il soutient le courage de de Gaulle tout en considérant que celui-ci ne doit pas être un obstacle. De Gaulle ne doit pas être une gêne. Il sait que les Français sont majoritairement pétainistes. Ainsi, Churchill est prêt à lâcher de Gaulle si Pétain quitte la France pour Alger. Sa stratégie est claire. De son côté, de Gaulle se méfie de la possibilité qu’a l’Angleterre de profiter de la défaite de la France, d’où une crise entre les deux hommes.

« Pétain enfonce la France dans la collaboration avec le nazisme alors qu’il hait sincèrement les Allemands ».

A & A : Inversement, quelle est l’attitude de Pétain à l’égard des Britanniques ? Est-il anglophobe comme beaucoup dans son entourage ?

MF : Pétain n’est pas anglophobe, contrairement à d’autres tels Weygand, Darlan ou même Laval. Malgré la forte pression des Allemands, Vichy n’entrera jamais en guerre contre la Grande-Bretagne. Après Mers el-Kébir, Pétain est contre toute entrée en guerre. De la même manière, lorsque les troupes anglo-gaullistes attaquent la Syrie, Pétain ne souhaite « qu’un baroud d’honneur, ni plus, ni moins » préférant ne pas se défendre plutôt que d’appeler les Allemands à la rescousse. Pétain admire la résistance et la ténacité britanniques. Leur endurance force son admiration.
Mais rien n’incarne mieux l’équivoque de la politique de Pétain que son attitude envers les Américains. Il aime les États-Unis, il adore les Américains et compte sur eux.


Histoire Parallèle, avec Henri Amouroux, actualités de mars 1942.

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