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Christian Destremau – Le Moyen-Orient pendant la Seconde Guerre mondiale

« Tout l’Islam vibrait aux nouvelles de nos victoires. » Cette phrase prononcée par Hitler au crépuscule de son règne sonne comme un regret. Refouler les Britanniques hors du Moyen-Orient, mettre la main sur le précieux or noir, réaliser le rêve – utopie – de la Kriegsmarine, qui imaginait faire la jonction avec la marine japonaise depuis la péninsule arabique, ont-ils vraiment été les objectifs de l’Allemagne nazie ? Déjà auteur du remarqué Ce que savaient les Alliés, Christian Destremau revient pour Axe & Alliés sur ces illusions moyen-orientales et le rôle capital joué par les États arabes impliqués.

Axe & Alliés : Contrairement à une légende tenace autour de l’influence allemande dans les pays arabes ou de la possibilité — utopique mais toujours fascinante — de voir se rejoindre l’Afrikakorps par le sud et les panzers via le Caucase par le nord, le rôle réel joué par l’Allemagne nazie au Moyen-Orient semble très faible, à la lecture de votre ouvrage. Quels étaient les projets et la stratégie allemands pour cette partie du globe ?

Christian Destremau : La stratégie allemande vis-à-vis du Proche et du Moyen-Orient a reposé pendant toute la guerre essentiellement sur de l’opportunisme, aucune doctrine et aucun objectif précis n’ayant été définis par Hitler ni par son état-major militaire. Cette absence de politique est étonnamment à l’encontre total de ce qui s’est passé pendant la Première Guerre, où l’alliance avec l’Empire ottoman avait été l’une des cartes maîtresses des puissances centrales. À l’inverse, au déclenchement du second conflit mondial, les seules tentatives de faire progresser les relations diplomatiques avec les États ou dirigeants arabes sont le fait d’individus isolés. Cette absence de stratégie s’explique, à mon sens, par l’absence de volonté impérialiste dans cette partie du monde, mais également par la politique d’autarcie voulue par les dirigeants nazis, sans aucun plan ou projet pour mettre la main sur des ressources pétrolières, ni pour mettre en place des concessions ou une « major » qui aurait permis d’exploiter du pétrole en accord avec un État producteur. On ne peut nier également que, dans l’esprit des dirigeants nazis, les Arabes sont à peine mieux considérés dans l’échelle raciale que les Juifs, et qu’aucune tentative n’est faite pour traiter avec eux d’égal à égal.

A&A : Concernant l’invasion par les Français libres et les Britanniques de la Syrie sous mandat du gouvernement de Vichy, cet épisode n’aurait-il pas été pour les Allemands une fantastique opportunité d’ouvrir un second front dans cette région ? On comprend mal leur recul alors que c’est l’un des cas les plus graves d’offre de collaboration militaire de Vichy…

CD : C’est exact, c’est probablement le moment où peut basculer la situation du Moyen-Orient, mais il faut replacer ces événements dans leur contexte : ils se déroulent alors que les Allemands viennent de subir des pertes très importantes en Crète, la tentative de coup d’État en Irak a échoué lamentablement, et l’invasion de l’URSS sera déclenchée alors que se déroulent les combats au Levant. Dans ces conditions, les Allemand ne sont pas en mesure de réagir, mais le veulent-ils vraiment ? L’affaire du Levant est surtout extraordinairement complexe, car se déroule en parallèle un jeu diplomatique entre Vichy et l’Allemagne, celle-ci souhaitant préserver les intérêts de Vichy, ce qui ne manque pas de surprendre ! À mon sens, l’absence de réaction allemande est toutefois surtout liée à des considérations logistiques, à une vraie pesanteur militaire, à l’absence de stratégie extra-européenne et à la nécessité de se focaliser sur l’invasion de l’URSS.

A&A : On reste consterné, à la lecture de votre ouvrage, par l’amateurisme presque constant qui semble prédominer la mise en place des réseaux d’espionnage allemands, la plupart s’achevant en échec fracassant.

CD : Ce n’est que le pendant d’un amateurisme complet allemand sur toute la région, et effectivement, aucun réseau d’espionnage efficace ne sera monté dans tout le Moyen-Orient, mis à part quelques sources de renseignements individuelles ou limitées. Cela montre également l’absence de volonté de collaboration des populations et des dirigeants politiques arabes. Et même quand un réseau est installé, il est facilement retourné, comme cela fut le cas du seul réseau constitué, en Égypte. L’autre exemple d’échec frappant est celui du Grand Mufti de Jérusalem, homme clé en apparence, toujours montré comme l’un des grands exemples de la collaboration arabo-allemande. En réalité, son influence fut négligeable, et il a raté tout ce qu’il a entrepris : échec en Irak, pas de révolte en Palestine malgré ses engagements auprès de Hitler, fiasco d’une opération d’espionnage et de subversion organisée sous sa responsabilité en 1944; l’équipe mixte SD-Palestiniens parachutée aux environs de Jéricho ayant rencontré l’hostilité de tous les « contacts » qui leur avaient été fournis…

A&A : Concernant l’interventionnisme britannique, celui-ci apparaît parfois contre-productif Les Britanniques n’ont-ils pas trop dispersé leur effort au Moyen-Orient, n’aurait-il pas été préférable de se concentrer sur la menace allemande en Afrique du Nord ?

CD : Je ne pense pas, et ce pour plusieurs raisons. La stratégie britannique au Moyen-Orient est un mélange de pragmatisme et d’idéologie : il importe alors de défendre l’Empire, directe-ment ou indirectement. Par ailleurs, la position géographique de la région en fait justement un centre de concentration des forces de l’Empire, il faut donc absolument la préserver, et cela permet plus facilement d’entamer l’offensive contre l’Axe. Plus précisément, les Britanniques ne pouvaient pas ignorer la menace en Irak, qui présente un danger important pour leurs arrières. Quant à l’intervention en Iran, essentielle pour la suite de la guerre mondiale, puisqu’elle permet d’ouvrir une voie d’acheminement de l’aide militaire à l’URSS, elle nécessite très peu de troupes, et essentiellement des unités venues d’Inde. Mais il est vrai que l’implication des Britanniques sur ce théâtre du Proche et Moyen-Orient puis de la Méditerranée aura surtout comme conséquence indirecte l’implication américaine (débarquement en Afrique du Nord puis en Italie), amenant les États-Unis à poursuivre, à contrecoeur, une stratégie périphérique et à retarder le débarquement en Normandie, ce qui reste encore un des principaux sujets de controverse concernant la stratégie alliée dans la Seconde Guerre mondiale.

A&A : L’une des conclusions de votre ouvrage est de montrer que les pays arabes ont su préserver une grande neutralité pendant la Seconde Guerre mondiale, se tenant à l’écart du conflit. Comment expliquez-vous ces positions ?

CD : Mis à part le cas de l’Irak, qui est le pays à avoir connu le rapprochement le plus net avec l’Axe, tous les autres États arabes ont su préserver leur neutralité, ne prenant pas parti et, de fait, pouvant se rapprocher des Alliés à la fin du conflit. Cette position n’est que la suite des déceptions de la Première Guerre, où les deux camps avaient beaucoup promis et où les vainqueurs n’avaient que très peu tenu leurs engagements. Et en fait, les Arabes dans leur ensemble restent assez indifférents à ce conflit entre Européens, ils le comprennent mal, observent avec indifférence ou un léger sentiment de satisfaction les puissances coloniales se déchirer et semblent parfois dépassés par les événements. Leur neutralité les servira, au demeurant, car la plupart obtiennent, une fois la paix revenue, des avantages et plus d’indépendance, l’arrivée des États-Unis dans cette région apportant un nouvel équilibre et une relative garantie vis-à-vis des anciennes puissances coloniales.

Propos recueillis par Théophile MONNIER


Liens :

Réédité en 2015 dans la collection Tempus chez Perrin.

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A écouter aussi, sur YouTube, les rediffusions de l’émission Au Coeur de l’Histoire sur Europe 1 de Franck Ferrand avec Christian Destremau (historien). 16.11.2011. Vers l’Orient compliqué… La seconde Guerre mondiale au Moyen-Orient (1/3, 2/3 et 3/3 ci-après).