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Ce que savaient les Alliés

Ce que savaient les Alliés

Sous un titre volontairement provocateur, cet ouvrage aborde en profondeur un sujet rarement traité auparavant avec autant de rigueur : de quelles informations disposaient les Alliés grâce au décryptage des transmissions radios allemandes et japonaises par le programme Ultra ? La réponse peut sembler évidente au premier abord, chacun connaissant par exemple l’incroyable histoire que fut le décodage de la machine Enigma utilisée par l’armée allemande et l’utilisation de ces codes dans le cadre de la lutte anti-sous-marine. En réalité, le programme Ultra regroupait l’ensemble des interceptions radio opérées à tous les niveaux, sur tous les théâtres et entre tous les services civils et militaires de l’ennemi, Allemagne, Italie et Japon bien entendu mais également la France de Vichy. Ce travail titanesque, effectué par des milliers de spécialistes du renseignement et d’opérateurs rassemblés à Bletchey Park, au nord de Londres, produisit rapidement une telle masse de télégrammes et documents – plus de cent mille par mois ! – que la plus grande difficulté des services de renseignements britanniques ne sera pas de collecter l’information, mais de la traiter quotidiennement et d’en faire un usage pratique.

Ce livre ne revient donc pas sur l’histoire passionnante de ce programme Ultra, avec ses fameux mathématiciens farfelus inventant les premiers ordinateurs pour « casser » les codes allemands, mais il propose une impressionnante plongée dans les archives de ces millions de messages décodés, pour réellement comprendre à quelles informations les Alliés avaient accès. L’une des parties les plus intéressantes de l’ouvrage est d’ailleurs consacré à la façon dont ces informations étaient exploitées. Seuls les plus hauts dirigeants politiques et militaires britanniques et américains se voyaient remettre chaque jour des rapports de synthèse quotidiens très volumineux, Winston Churchill par exemple, passionné par le renseignement, passant de nombreuses heures par jour à analyser ces informations.

De ce travail de recherche dans les archives, Christian Destremau fait émerger ainsi quelques grands thèmes sur « ce que savaient les Alliés », comme la position diplomatique de Vichy ou les ordres stratégiques d’Hitler, dont l’implication se fera croissante au fur et à mesure que le sort des armes lui est défavorable, passant d’une dizaine de messages par jour à plus de quarante émis par le QG du Führer en 1944, presque tous décryptés ! Sur le difficile sujet de la Solution finale, l’auteur montre que les Alliés avaient bien conscience d’un traitement particulier réservés aux juifs, mais sans parvenir à en appréhender l’ampleur, les écoutes relatives à ce sujet étant peu nombreuses, fragmentaires et noyées dans les milliers de messages à caractère militaire. En revanche, dans de nombreux cas précis d’opérations sur le terrain, comme les rafles effectuées en Italie après 1943 et qui servent ici d’exemple, les Britanniques lisent noir sur blanc la mise en place de ces opérations et ne peuvent avoir aucun doute sur les massacres effectués… mais leur impuissance est totale, ou plutôt, ils sont conscients qu’il leur est impossible d’entreprendre des actions locales pour sauver quelques milliers de vies, à Rome ou dans d’autres villes du nord du pays alors que la guerre fait rage sur le front.

De nombreux autres sujets sont abordés, comme le cas emblématique de Pearl Harbor ou les résultats des bombardements stratégiques sur l’Allemagne. Au fur et à mesure de l’ouvrage, on est d’ailleurs abasourdi de découvrir le volume d’information obtenu par les Alliés sur la situation du IIIe Reich. Mais comme le rappelle l’auteur, les dirigeants alliés faisaient face à deux problèmes précis : une masse incroyable d’information à traiter, d’intérêt extrêmement variable et dont on ne pouvait exclure des erreurs ou de la désinformation, et la volonté absolue de préserver le secret de ces sources de renseignement, et donc d’éviter de montrer à l’ennemi ce que l’on savait. L’exemple le plus frappant est celui des possibilités d’élimination des dirigeants ennemis. Les Britanniques furent ainsi très réticents à monter des tentatives d’élimination contre certains généraux allemands (Rommel ou Kesselring) car les déplacements de ces hommes étant communiqués par des canaux de haute sécurité, les Allemands auraient alors compris que leurs messages radios étaient interceptés. A l’inverse, les Américains, plus pragmatiques et désireux d’obtenir des résultats, n’hésitèrent pas à abattre l’appareil de l’amiral Yamamoto grâce aux renseignements obtenus par leur propre service d’écoute… Les Japonais procédèrent immédiatement à une enquête complète sur leurs codes secrets, enquête qui heureusement pour les Alliés ne déboucha par sur de nouvelles procédures suffisamment sûres.

Ce que savaient les Alliés fait partie de ces rares ouvrages qui changent nettement notre regard sur le second conflit mondial et remettent en cause d’innombrables lieux communs. L’auteur ne se prive pas au passage d’égratigner quelques-uns des historiens de la précédente génération, des chercheurs qui, à leur décharge, n’avaient pas accès, aux archives de Bletchey Park ou ne s’y étaient pas plongés ! D’un abord un peu difficile, car il nécessite une bonne connaissance du conflit, voici en tout cas un livre remarquable où le lecteur ira d’étonnement en étonnement.

Éditions Perrin, 22,50 €.